En France, TRACFIN (cellule de renseignement financier) ou l’ACPR (autorité de contrôle prudentiel et de résolution ou plus communément organe de supervision et de contrôle du secteur bancaire et assurantiel) semblent encourager les assujettis1)Au sens de l’article 2 de la Directive UE 2015/849 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme à détecter les signaux faibles de radicalisation. En effet, dans “Tendances et analyses 2018-20192)TRACFIN, Tendances et analyse des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme, 2018-2019, pages 76 et 77 ”, TRACFIN évoque un cas pratique dans lequel les critères d’alerte devant être relevés par le déclarant dans le cadre de soupçons de financement du terrorisme sont : le changement d’apparence physique ou des versements au bénéfice d’associations communautaires. Plus encore, dans le document de 20163)TRACFIN, Tendances et analyse des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme, 2016, page 29 déjà TRACFIN évoque comme signal d’alerte la « conversion religieuse rapide et/ou démonstrative » et encore une fois le changement d’apparence physique.
Aussi, peut-on considérer que TRACFIN demande aux assujettis, plus particulièrement aux opérationnels en relation directe avec la clientèle, de repérer ces signes de radicalisation.
L’ACPR dans une décision du 22 mars 20184)ACPR, procédure n°2017-08, audience du 22 février 2018, pages 6 et 8 établissant une sanction contre un établissement de crédit évoque également à plusieurs reprises les signaux faibles relatifs aux comportements ou aux tenues qui « relèvent du personnel en agence ». Ou encore du changement de tenue de l’intéressé qui conduit à supposer sa radicalisation.
Ces exemples permettent d’émettre l’hypothèse qu’il est aujourd’hui demandé aux chargés de clientèle, aux assureurs, aux banquiers, aux avocats, aux notaires ou encore aux agents immobiliers ou experts comptables de repérer chez leurs clients des signaux de radicalisation et si nécessaire d’en référer à TRACFIN.
La question qui vient spontanément à l’esprit est de savoir comment un assujetti peut profiler un radicalisé ? Comment un salarié lambda, formé à son métier de banquier, assureur, agent immobilier, etc… peut détecter des signes à propos d’un individu qu’il voit, peut-être, rarement ? Ensuite, quels sont ces signes qui permettraient de suspecter sa radicalisation ? Sont-ils conscients des risques que cela peut engendrer de juger celui qu’ils considèrent être un « radicalisé » ? Savent-ils réellement ce qu’est une personne radicalisée ?
« La lutte contre la radicalisation s’appuie sur le traitement des signaux faibles ». Ce titre déjà évoque des questionnements qui, du reste, sont alimentés à la source par la série de documents émanant principalement de Tracfin et de l’ACPR que nous avons évoqué en préambule.
Dans un premier temps, je vais m’attarder sur le « traitement des signaux faibles » et dans un second temps sur les « risques » liés à la détection. Qu’est-ce qu’un traitement des signaux faibles ? Cela indique que l’on détient ou que l’on a collecté des données, des informations et des signes, à savoir des éléments comportementaux. Pour illustrer mon propos, un signe, dans nos métiers, est tout ce qui comporte l’humain. A savoir la collecte des signes faciaux et corporels : un sourire, un tic, une micro-expression, un geste, un mot, un son, une façon de se déplacer, s’assoir, de réagir à des éléments, de se vêtir, les choix de vie personnelle et professionnelle, les relations, etc… Les signes se collectent aussi dans l’environnement de l’individu à profiler : la décoration d’une pièce, un objet posé de telle manière, les rythmes de vie et mouvements géographiques, etc… La détection de signes est un métier qui recoupe beaucoup d’informations à collecter sur la personne et son environnement.
De fait, on collecte des informations corporelles, écrites, olfactives, visuelles, auditives, kynéthésites, vocales et comportementales selon ce que nous sommes. Dans nos métiers, nous devons travailler la neutralité au maximum. Cela signifie que nous devons éviter tout ce qui s’apparente à un jugement de valeur. C’est un des fondamentaux qu’il faut améliorer au quotidien afin de le performer pour obtenir des résultats plus adéquats. La neutralité impose de faire abstraction de nos idées, nos valeurs, nos envies, nos peurs, nos propres passifs, de nous, en quelque sorte, et ceci au maximum. On doit se baser sur des éléments collectés sans les considérer d’entrée de jeu. Par exemple, supposons que je déteste le football et que je doive profiler un footballeur. J’ai deux solutions : je peux faire abstraction du fait que je déteste le football et je peux faire le profilage, ou au contraire, je déteste tellement le football que je refuse de profiler car mes résultats seront biaisés.
Ainsi, si l’on considère une personne très fatiguée, stressée, ayant des peurs, des à priori, à qui on a imposé des jugements de valeurs, qui souffre, qui critique, qui impose, qui manipule, qui est introvertie ou timide, cette personne n’est pas dans la neutralité. Ces individus ne peuvent faire la part des choses sur ce qu’ils reçoivent comme informations. En effet, ils vont les traiter au regard de leurs propres références et profils. Prenons l’exemple (générique) d’une femme battue à qui on demande de révéler des signaux faibles de radicalisation. Dans ce cas, soit elle aura peur et ne révélera rien de ce qu’elle a vu, soit elle agira envers les hommes pour se venger de celui qui l’a battu. Elle agit en fonction de sa référence et de son profil.
Bien connaitre le profil de ses collaborateurs dans un contexte professionnel permettrait de révéler leurs capacités et de les utiliser à bon escient, voire de détecter d’éventuels analystes comportementaux capables de déceler ces signaux. Ne se reposer que sur la technique pour détecter l’humain ne peut en valoriser les résultats et potentiels. Mon propos est illustré par des profils inventés en précisant que ceux-ci ne représentent nullement la réalité de tous les profils qui ont les critères énumérés. Il s’agit de profils génériques en guise d’illustration.
Madame X travaille au guichet dans une banque. Elle aime le jazz, sort avec ses deux meilleures amies issues de son village natal, éduque bien ses enfants conjointement avec un époux fonctionnaire. Elle aime la peinture moderne et le tricot. Elle a été élevée dans l’esprit de donner sa chance même aux criminels, d’aider son prochain et de sauver la planète des déchets.
En face de la banque où travaille Madame X, il y a Monsieur Y. Issu d’une famille d’exploitants agricoles, il vit dans la ferme familiale. Il gère des litiges d’assurance à longueur de journée. Ses journées sont stressantes, il se fait souvent insulter, il s’occupe de son épouse handicapée et a peu de temps pour lui. Il est cinéphile, a l’esprit conservateur, ne supporte pas le changement et adore le rugby.
Donc comment Madame X et Monsieur Y vont traiter les signaux faibles ?
Madame X va être très tolérante. Même si elle voit quelques signes pouvant indiquer une radicalisation, elle ne les signalera probablement pas.
Monsieur Y a contrario risque de voir trop de signes de radicalisation, même là où il n’y en a pas.
Pourquoi ? Les profils ont leur propre jugement de valeur et c’est le cas de tout être humain. Sans s’en rendre compte, on juge tous. De fait, on ne peut ou ne veut pas être objectif. D’où le devoir pour tous de travailler sa neutralité. On préférera rester dans ce qui alimente notre zone de confort 1 et 2 plutôt que de se remettre en question, de réfléchir, d’analyser avec objectivité, etc… C’est une question de confort et de facilité qu’il faut dépasser en travaillant sur soi.
Ainsi, demander à un individu non formé sur le travail de la neutralité et la collecte de signes de relever voire juger des signaux faibles de radicalisation ne peut qu’aboutir à une kyrielle d’erreurs.
Un vêtement, un mouvement d’argent inhabituel, un mot de travers, ne font pas des individus des « radicalisés ». La plupart des radicalisés sont nettement mieux infiltrés dans notre société qu’on ne l’imagine. Ils sont très difficiles à déceler et ne peuvent l’être que par des experts en comportement tels des profilers, des personnes ayant été au contact avec ce genre de profils, souvent militaires, etc… Il faut noter qu’ils sont plus nombreux que les personnes affichant leur radicalisation. De nombreux cas ont été révélés telle l’attaque au couteau à la Préfecture de Paris. Dans ce cas, bien que certains signes pouvaient mettre en évidence que M. Harpon était radicalisé, c’est lui-même qui a révélé l’être par l’attentat qu’il a effectué. Cela fait des années qu’il travaillait à la préfecture de Paris, dans les services informatiques, ayant accès à de nombreuses données sensibles. C’est le genre de poste qu’aiment les infiltrés radicalisés. M. Harpon a probablement agit suite à un déclencheur pour commettre cet acte. Déclencheur provoqué par qui ou quoi, cela reste à savoir. Ne pas considérer les femmes en ne leur serrant pas la main, en n’acceptant pas qu’elles ne soient pas voilées, qu’elles travaillent, sont en effet des signes pouvant être considérés comme des signes de radicalisation. Il convient de le vérifier par des signes que l’individu fera lors de questionnements ciblés, d’observations effectuées dans un environnement tantôt favorable tantôt défavorable voire hostile. Une attention particulière sera accordée au comportement non verbal car le corps ne ment jamais. Il suffit d’une intonation de voix, un rictus, un geste, un silence, voire une micro-expression. Le corps parlera, il nous appartiendra de décoder ce langage, c’est le cœur de notre métier. En effet, la communication non- verbale représente 80% de la communication réelle…
« La lutte contre la radicalisation » par la détection de ces signaux est-ce le travail des assujettis ? J’en doute… Qu’ils fassent part de questionnements sur des choses qu’ils ont vues, peut-être. Mais cela doit être analysé par des experts. La sûreté et la sécurité sont de vrais métiers qui ne doivent être dédiés qu’à des gens de vocations et formations adéquates. Ce qui est encore plus inquiétant est de savoir ce que ces données collectées deviennent ? Dans quelles mains tombent-elles ? Comment sont-elles traitées ? Sont-elles protégées dans le réel et le virtuel ?
Certains individus en mal-être, voulant rétablir des choses, en souffrance d’avoir subi des malveillances par des délinquants ou pire, en mal de justice ou en phobie des étrangers, prendront plaisir à détecter des signaux à tout-va. Les risques sont importants en termes d’incidence pour l’entreprise, pour les collaborateurs mais aussi pour les clients. Surtout lorsque les faits insécuritaires sont en fortes croissance.
Ainsi, considérer une personne radicalisée ou non sur la base d’un critère esthétique, sur ses propos, sa tenue vestimentaire ou son train de vie sont des critères insuffisants ouvrant la porte à des dérives importantes. Cela est d’autant plus vrai pour les individus en proie à la peur de parler, au jugement de valeur, à la discrimination, au mensonge, à la duperie, ou encore à la vengeance. Ceci est incontestablement à la fois source d’insécurité et signe d’un manque de fiabilité.
Finalement, la vraie question est de se demander de quel droit un banquier, un agent immobilier, ou tout autre assujetti, peut subitement se transformer en juge afin de faire part à ses supérieurs de pseudo signes de radicalisation… Ensuite même à considérer que les informations pertinentes soient « remontées », que deviennent telles ? Hormis le fait de savoir si ces données sont correctes ? Quels types d’individus collectent ces informations qui, à la base, pourraient parfaitement n’avoir aucune incidence ?
La dénonciation d’autres hommes est un phénomène connu dans l’Histoire de Judas à la rafle du Vel d’Hiv pour ne citer que deux exemples à quelques siècles d’intervalle. La question qui vient tout naturellement à l’esprit est de savoir si informer, sans avoir a priori le potentiel pour le faire, à propos des signes de radicalisation ne revient pas à une forme de délation ? Si l’on a connu lors de la Shoah des dénonciations de pseudos juifs par simple jalousie, peur ou ignorance l’on ne peut s’empêcher de faire cet effrayant parallèle avec le sujet qui nous concerne. En effet, force est de constater que l’on connait ces dernières années une incitation judiciaire ou non visant à inciter à dénoncer son prochain (impôts, délation pénale, conduite…). Il existe d’ailleurs même un site internet qui recense toutes les plateformes permettant de dénoncer un crime ou d’un délit5)http://www.delation-gouv.fr/ sachant le nombre d’erreurs judicaires existantes. Ainsi on peut aisément se demander si là, TRACFIN n’a pas franchi un pas de plus dans cette logique, et dans quel but et pour qui ? n’en demande-t-il pas trop ? Les assujettis ne devraient-ils garder leur place d’entités privées plutôt que d’être incités à se comporter comme des agents du renseignement ?
Il est possible que la méthode TRACFIN permette de déceler de vrais profils radicalisés. Il serait d’ailleurs intéressant de connaître le ratio de ces profils par rapport au nombre de signaux collectés. Si la démarche de déceler les signes de radicalisation est louable en soi, je ne peux néanmoins approuver une telle démarche qui assure une collecte d’informations par des entités privées qui font des assujettis des informateurs dépourvus de formation et d’accréditation. Des données collectées qui seront probablement faussées majoritairement, remises on ne sait où, on ne sait à qui, traitées on ne sait comment, protégées ou non et par chance dans le cas où elles le seraient de quelle manière. Les moyens mis en œuvre pour détecter les signaux de radicalisation devraient être à la hauteur de la lutte contre la radicalisation, ce qui n’est pas encore le cas.
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↑1 | Au sens de l’article 2 de la Directive UE 2015/849 relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux ou du financement du terrorisme |
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↑2 | TRACFIN, Tendances et analyse des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme, 2018-2019, pages 76 et 77 |
↑3 | TRACFIN, Tendances et analyse des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme, 2016, page 29 |
↑4 | ACPR, procédure n°2017-08, audience du 22 février 2018, pages 6 et 8 |
↑5 | http://www.delation-gouv.fr/ |
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